Psychologie écologique
Vue d'ensemble et influences théoriques
- Vue d'ensemble de la cognition
- Cognition incarnée
- Cognition située
- Psychologie écologique
La psychologie écologique est une approche incarnée (embodied), située (situated) et non représentative, développée par le psychologue James J. Gibson (1904-1979) et, son épouse, Eleanor. J. Gibson (1910-2002) qui veut offrir une troisième voie au-delà du cognitivisme et du behaviorisme pour comprendre la cognition.
Eleanor Jack Gibson est une psychologue américaine professeur de psychologie, qui s'est intéressée à l'apprentissage de la lecture, de perception et de l'apprentissage chez les nourrissons et les tout-petits.
Tout ce chapitre est tiré de l'excellent article : The History and Philosophy of Ecological Psychology (2018).
Vue d'ensemble
Les principes fondamentaux de la psychologie écologique sont :
- la continuité de la perception et de l'action,
- le système organisme-environnement comme unité d'analyse,
- l'étude des opportunités en tant qu'objets de perception combinée à l'accent mis sur l'apprentissage et le développement perceptifs.
On ne peut expliquer la perception que dans la relation de l'individu avec son environnement (boucle perception-action et systèmes perceptifs).
1. La psychologie écologique vise à offrir une perspective innovante pour comprendre la perception et l'apprentissage perceptif qui surmonte les dichotomies psychologiques traditionnelles de :
- perception/action,
- organisme/environnement,
- subjectif/objectif,
- esprit/corps.
Ces dichotomies sont à la base de certaines hypothèses théoriques dans le domaine de la psychologie, telles que la pauvreté du stimulus et la passivité de la perception.
La pauvreté du stimulus (POS) est l'argument controversé de la linguistique selon lequel les enfants ne sont pas exposés à des données suffisamment riches dans leur environnement linguistique pour acquérir toutes les caractéristiques de leur langue. Ce concept et la grammaire unverselle ont été porté par Noam Chomsky.
- Cet argument est considéré comme une preuve contraire à l'idée empiriste selon laquelle la langue s'apprend uniquement par l'expérience.
- Les phrases que les enfants entendent en apprenant une langue ne contiennent pas les informations nécessaires pour développer une compréhension approfondie de la grammaire de la langue.
La passivité de la perception peut être décrite ainsi (Comparison of Brain Models for Active vs. Passive Perception 1999).
- Dans un système passif de traitement de l'information, une entrée de stimulus fournit des informations, qui sont transduites par des récepteurs en trains d'impulsions qui définissent les caractéristiques d'un objet. Les symboles sont traités selon des règles d'apprentissage et d'association et sont ensuite liés dans une représentation, qui est stockée, récupérée et mise en correspondance avec de nouvelles représentations entrantes.
- Dans les systèmes actifs, la perception commence par l'émergence d'un objectif mis en œuvre par la recherche d'informations. La seule entrée acceptée est celle qui est cohérente avec l'objectif et anticipée en conséquence des actions de recherche. L'élément clé à modéliser dans le cerveau fournit la dynamique qui construit les objectifs et les actions adaptatives par lesquelles ils sont atteints.
2. Si le cognitivisme et le behaviorisme se considéraient comme deux théories concurrentes, elles sont considérées comme complémentaires par l'approche écologique. En effet, elles mettent l'accent sur des étapes distinctes d'une image cognitive globale soutenue par les mêmes principes.
Par contre, l'approche écologique a rejeté :
- l'engagement inférentiel et représentationnel du cognitivisme,
- l'idée physicaliste de la stimulation du behaviorisme.
Influences théoriques
Plusieurs écoles ont influencé le psychologue James J. Gibson et ont donné naissance à la psychologie écologique.
Pragmatisme
Le pragmatisme américain, et en particulier, une thèse épistémique, i.e. relatif à la connaissance, l’empirisme radical, et une thèse métaphysique, le monisme neutre, rejettent certains aspects communs de l'idéalisme et de l'empirisme (la passivité de la perception et la représentation représentationnaliste de l'esprit) et se concentrent sur les capacités actives des organismes et leur adaptation à l'environnement pour expliquer la cognition.
« Les individus ne peuvent jamais connaître le monde indépendamment de leur propre expérience. » (Ecological psychology in context: James Gibson, Roger Barker, and the legacy of William James's radical empiricism 2001).
1. L'empirisme radical prétend que nos connaissances proviennent de l'expérience, qui est considérée comme la capacité de s'engager dans des interactions significatives avec le monde. Ces interactions significatives incluent les objets de perception, les relations entre ces objets, ainsi que les relations de ces objets avec nous. Ainsi, nous vivons ces relations de manière significative et organisée.
2. Le monisme neutre de William James (1842-1910) conclut que nous pouvons décrire ce monde relationnel de pure expérience soit du côté de l'objet (la donnée sensorielle), soit du côté du sujet (l'expérience).
Le monisme est la position philosophique qui affirme l'unité indivisible de l'être. Dans son expression moderne, il soutient l'unicité de la substance qui compose l'univers. L'unité fondamentale du cosmos ou de l'univers y rend la matière et l'esprit indissociables. Le monisme s'oppose donc aux conceptions dualistes, qui distinguent monde matériel ou physique et monde psychique ou spirituel, et il s'oppose aussi aux conceptions philosophiques pluralistes pour lesquelles chaque être possède une nature particulière.
William James a décrit les deux catégories mémorielles, à court terme et à long terme ( historique de la mémoire)
Ainsi le mental et le physique sont deux façons d'organiser ou de décrire des éléments identiques, qui sont eux-mêmes " neutres ", i.e. ni physiques, ni mentaux.
- Ce point de vue nie que le mental et le physique sont deux choses fondamentalement différentes.
- « De la même façon, je le maintiens, une partie indivise donnée de l'expérience, prise dans un contexte d'associations, joue le rôle d'un connaissant, d'un état d'esprit, de " conscience " ; tandis que dans un contexte différent, le même peu d'expérience indivise joue le rôle d'une chose connue, d'un " contenu " objectif. En un mot, dans un groupe, il figure comme une pensée, dans un autre groupe comme une chose. Et, comme il ne peut figurer simultanément dans les deux groupes, nous avons le droit d'en parler comme subjectif et objectif, à la fois. » (James 1912, Essai I)
Behaviorisme
De nombreux auteurs considèrent la psychologie écologique comme une version diu behaviorisme (The “textbook Gibson”: The assimilation of dissidence 2015).
J. J. Gibson eut deux étudiants.
1. Edwin Bissel Holt (1873-1946) se considère comme behavioriste, mais il s'en sépare sur certains plans.
- La conscience est considèrée comme une activité plutôt que comme un objet d'étude réifié, réifier veut dire transformer en chose une réalité immatérielle, en créant sa propre théorie motrice de la conscience, combinée en cela avec les méthodes du behaviorisme (bien qu'il réagisse contre la passivité de la perception généralement acceptée par cette approche).
- Les objectifs ou les plans ont également été inclus dans ses explications alors qu'ils étaient rejetés par le behaviorisme traditionnel.
2. Edward Chace Tolman (1886-1959) a souligné le comportement intentionnel dans sa vision comportementaliste et a développé l'idée de " signe Gestalt " comme des relations externes entre les objets qui expliquent leur caractère exigeant (cf. Psychologie de la Gestalt).
Cette idée est assez similaire à celle de J. J. Gibson sur l’affordance, similaire aux " manipulanda " de Tolman pour expliquer ce qu’il appelait le soutien au comportement.
- Selon Tolman, les soutiens comportementaux (behavior support) sont des caractéristiques de l'environnement qui aident les actes à se dérouler sans interruption.
- Les " manipulanda " étaient les caractéristiques d'objets qui soutiennent l'activité motrice, i.e. propriétés telles que les longueurs, les fluides ou les solidités, qui n'étaient pas définies " en elles-mêmes ", mais qui permettent certains types de manipulations pour un organisme donné.
On peut donner un exemple en anglais : assis (sit), dans (in), capable (able), assise (sitness, i.e. ness donne un nom abstrait indiquant un état, une qualité).
3. En outre, " A functional interpretation of the conditioned reflex " de Clark Leonard Hull (1929) a fortement influencé Gibson qui l'a réinterprété de manière pragmatique.
4. Par contre, Gibson a rejeté l'idée comportementaliste du stimulus pour deux raisons majeures.
- Le stimulus était mesuré comme une unité physique (lumière, pression, ondes sonores) sans rapport avec les capacités de l'agent, i.e. compris comme celui qui agit. Dans l'approche cognitiviste, le stimulus est enrichi et stocké pour générer des représentations (pauvreté du stimulus).
- Le stimulus est reçu passivement par les sens, alors que la psychologie écologique a souligné le rôle exploratoire actif de l'agent (passivité de la perception).
J. J. Gibson a compris les sens comme des systèmes perceptuels et a développé sa propre idée de " l’information sur le stimulus ", maintenant appelée information écologique.
Psychologie de la forme ou Gestalt
La Gestalt (psychologie de la forme) est un paradigme qui s'oppose globalement à l'individualisme (bottom-up, i.e. manière dont les informations provenant du corps influencent notre cognition) en renversant cette perspective vers une approche top-down, i.e. manière dont notre cognition va influencer nos mouvements corporels).
Max Wertheimer (1880-1943), Wolfgang Köhler (1887-1967) et Kurt Koffka (1886-1941) sont les fondateurs du groupe de Berlin sur la psychologie de la forme en 1920. Fritz Perls (1893-1970) est le fondateur de la Gestalt-thérapie.
Vue d'ensemble
1. Si le mot allemand " Gestalt " se traduit par " forme ", il s'agit en réalité de quelque chose de beaucoup plus complexe, qu'aucun mot ne traduit exactement dans aucune langue.
Le verbe gestalten peut être traduit par " mettre en forme, donner une structure signifiante ". Le résultat, la " gestalt ", est donc une forme structurée, complète et prenant sens pour nous.
- Par exemple, une table prend une signification différente pour nous selon qu'elle est recouverte de livres et de papiers, ou d'une nappe et de plats (sa " gestalt " globale a changé). Dans le premier cas, la table est un bureau de travail, et dans l'autre, une table destinée au repas.
- Lorsqu'on regarde les étoiles, chacune d'elles est un stimulus visuel, pourtant on peut facilement les organiser en constellations, i.e. en ensemble formé de stimuli. Ainsi, l'image mentale que nous avons en tête est une forme, et peut être évaluée par notre esprit en tant que telle, par exemple en la nommant la Grande Ourse.
2. Nos perceptions obéissent à un certain nombre de lois.
Le tout est différent de la somme de ses parties : un visage humain ne peut se réduire à la simple somme des stimuli perçus, l'eau est autre chose que de l'oxygène et de l'hydrogène, une symphonie est autre chose qu'une succession de notes.
Une partie dans un tout est autre chose que cette même partie isolée ou incluse dans un autre tout puisqu'elle tire des propriétés particulières de sa place et de sa fonction dans chacun d'entre eux : un cri au cours d'un jeu est autre chose qu'un cri dans une rue déserte.
Pour comprendre un comportement ou une situation, il importe donc, non seulement de les analyser, mais surtout, d'en avoir une vue synthétique, de les percevoir dans l'ensemble plus vaste du contexte global, avoir un regard non pas plus " pointu " mais plus large : le " contexte " est souvent plus signifiant que le " texte ". " com-prendre " c'est prendre ensemble.
3. Les postulats généraux de la Gestalt sont les suivants.
- Le monde, les processus perceptifs et les processus neurophysiologiques sont isomorphes, i.e. structurés de la même façon, ils se ressemblent dans leurs structures et dans leurs principes.
- La perception isolée n'existe pas, elle est initialement structurée.
- La perception consiste en une distinction de la figure sur le fond (vase de Rubin). Le tout est perçu avant les parties le formant : " Le Tout est different de la somme des parties " ou " L'ensemble prime sur les éléments qui le composent ".
- La structuration des formes ne se fait pas au hasard, mais selon certaines lois dites " naturelles " et qui s'imposent au sujet lorsqu'il perçoit.
Influences sur Gibson
1. Un aspect essentiel que Gibson a hérité de la psychologie de la Gestalt est l'idée que les objets de perception (le " Gestalten ") sont notre principal moyen de nous engager avec le monde.
- L'expérience nous est donnée par certaines lois qui façonnent le monde, et il est inutile de réduire ces objets en unités physiques plus simples ou en éléments qui sont recombinés dans notre tête car ils sont déjà structurés et significatifs.
- Bien que Gibson n'ait jamais accepté la distinction gestaltiste du mental et du physique, les idées de l'aspect irréductible de notre expérience l'ont amené à développer les concepts d'accessibilité et d'échelle écologique (le niveau psychologique pour expliquer le comportement).
2. En ce qui concerne les affordances, J. J. Gibson a accepté la conception gestaltiste du stimulus comme ayant une relation fonctionnelle avec celui qui le perçoit.
- Les gestaltistes ont compris que le sens ou les valeurs étaient subjectivement imposés au monde naturel, et ils ont proposé différentes caractérisations pour l'expliquer. Kurt Lewin (1890-1947) a développé le mot " Aufforderungscharakter ", i.e. " caractère prometteur ", tandis que Kurt Koffka (1886-1941) préférait le terme " demanding character ", i.e. " caractère exigeant ".
- Cependant, J.J Gibson a rejeté un aspect essentiel de cette idée : « La clef de cette théorie est que le caractère de la demande, comme la valence, était supposé être dans le phénoménal mais pas dans l'objet physique. » Il pensait que ce caractère n'était pas subjectivement imposé.
3. En outre, J. J. Gibson a confronté la tradition élémentariste-inférentielle de la psychologie expérimentale en argumentant contre la dichotomie sensation/perception et la pauvreté du stimulus.
- Il l'a fait en faisant appel aux idées de variables d'ordre supérieur (comme le flux optique) et de moyens (affordances)
- Certains auteurs ont interprété ses arguments et ses idées comme s'inspirant de la tradition de la Gestalt (Gibson’s “Affordances”: Evolution of a Pivotal Concep 2008).
Phénoménologie
La phénoménologie est une approche philosophique qui vise à expliquer les structures qui nous permettent d'avoir une expérience du monde (Seeing Things in Merleau-Ponty 2015).
- Elle permet d'offrir « une description directe de notre expérience telle qu'elle est sans tenir compte de son origine psychologique et des explications causales que l'historien ou le sociologue peuvent fournir. » (Phenomenology of Perception 1945/2012, p. Vii).
- Bien que Gibson ait développé une approche scientifique, l'idée d'offrir une « description directe de notre expérience », et non pas réductrice, va dans le sens de ses vues.
Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) a exercé une influence considérable sur Gibson, notamment en ce qui concerne les notions d'occlusion et de profondeur, mais aussi sur celle de schéma corporel (Pragmatism, Phenomenology, and Extended Cognition 2016).
1. Le schéma corporel, concept central de la phénoménologie de Merleau-Ponty, est le système pré-conscient qui émerge par la combinaison des capacités corporelles de l'agent et des aspects complémentaires de l'environnement (Maurice Merleau-Ponty 2016).
- Tel que défini par Merleau-Ponty, « le schéma corporel est, en fin de compte, une manière d'exprimer que mon corps est dans et vers le monde. »
- L'approche de la phénoménologie de Merleau-Ponty était tout à fait unique à l'époque : il croyait que les structures qui permettaient la cognition n'étaient pas des structures culturelles ou purement mentales, mais corporelles. La perception est la manière primordiale de connaître, mais dans cette perspective, la perception est le résultat d'un comportement significatif envers les objets environnants.
Ainsi, selon ce point de vue, traiter de l'environnement est une activité exploratoire de l'agent qui est également guidée par l'environnement, quelque chose de très similaire à la boucle action-perception de l'organisme en psychologie écologique : il y a une réciprocité des actions de l'agent et des éléments de l'environnement qui, ensemble, font émerger une histoire significative des interactions.
- La configuration des éléments de l'environnement est connecté à nos capacités et nos actions, concordant avec l'idée du sens écologique de l'environnement pour l'agent. Les capacités exploratoires de l'agent sont bien entendu actives, « faisant apparaître mille signes, comme par magie, qui guident l'action. »
- L'environnement guide et contraint également le comportement dans cette approche à travers des signes, et ces signes sont également partiellement générés par les capacités actives des agents.
Dans la vision gibsonienne, la combinaison de l'action et des éléments environnementaux donne lieu à l'émergence d'informations écologiques et d'affordances. Ces signes sont similaires aux affordances, car ils ont un sens concret et guident le comportement de l’agent.
2. En outre, ce schéma corporel d'actions et de signes génère un réseau d'attractions et de répulsions similaire à la manière dont J. J. Gibson a introduit l'idée des affordances positives et négatives.
Psychologie écologique : principes
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